Pour une approche raisonnée
des «problèmes de société».

 À  des moments, on vous interdit de discuter d'une manière, disons, distanciée, sans parti pris, certaines questions. Il y en a même pour lesquelles un certain parti-pris sera interdit. Prenez le cas actuel des actes rangés dans la rubrique globale «pédophilie»: si par malheur vous dites que vous n'avez pas d'a priori sur le sujet, aussitôt, on vous rangera dans la catégorie infâme de ceux «pour». Ce qui est curieux puisque, disant que vous n'avez pas de parti pris, vous exprimez clairement que vous n'êtes ni «pour», ni «contre». Remarquez que cette assimilation des “sans a priori” aux «pour» sera aussi bien le fait des «pour» que des «contre». Mais, pour ou contre quoi ?


La pédophilie, ça n'existe pas.

Mon dictionnaire, objet précieux qui m'est d'un grand secours quand je veux en savoir un peu plus sur le monde, me dit:

PÉDOPHILE adj. et n. (gr. pais, paidos, enfant, et philos, ami). Qui manifeste de la pédophilie.
PÉDOPHILIE n. f. Attirance sexuelle d'un adulte pour les enfants.

Je ne m'assume pas «pédophile», mais avec une telle définition, je me demande… il m'arrive d'avoir une «attirance sexuelle pour les enfants», considérant qu'actuellement, en France, la catégorie participant de la classe «enfants» est celle des humains de 15 ans et moins, et que parmi les enfants de 13 à 15 ans, un certain nombre me semblent «sexuellement attirants». Je veux dire, il m'arrive de croiser des jeunes filles de moins de 16 ans dont je suis amené à penser que leur «potentiel érotique» n'est pas nul. La pédophilie, ça commence où ? Avec ce genre de pensées instantanées et vite passées ? Avec ce genre de pensées, moins instantanées et plus persistantes ? Lors d'un passage à l'acte ? Quels types d'actes ? Par ailleurs, j'ai connu un certain nombre de personnes ayant entretenu occasionnellement ou continument une relation sexuelle avec des mineur(e)s de moins de 16 ans, sans pouvoir les considérer pédophiles; inversement, il arrive qu'une relation avec des mineurs de plus de 15 ans ressorte de la pédophilie. Un adulte, est-ce un mineur de plus de 15 ans ou un majeur ? Si un mineur de 16 ans est un adulte (ce qu'il est aux yeux de la loi, d'un point de vue pénal), qu'il ait une petite amie de 15 ans en fera-t-il un pédophile (ce qu'aux yeux de la loi toujours, il pourrait être) ? Deux mineurs de 15 ans et moins qui ont une relation sont-ils pédophiles ?

Au fait, n'avez-vous pas remarqué une extension progressive de ce qualificatif de «pédophile» et de «pédophilie» ? Surtout, ne trouvez-vous pas cette catégorie bien commode, permettant de classer les personnes concernées dans leur petite case confortable (non pour elles, bien sûr, mais pour ceux qui les y placent[1]) qui permet de ne pas trop se poser de questions ?

Des questions, je m'en pose. Notamment sur cette tendance qui, avec l'emprise grandissante des modèles mis en place par des médias toujours plus présents, s'accentue diantrement, de former des catégories simples permettant de décrire un univers non problématique, où chaque question a sa réponse déjà constituée. Avez-vous déjà vu appliquer à un politicien véreux ou un chef d'entreprise prévaricateur le terme de «délinquant» ? Non, eux sont des «mis en examen»; il y a une maxime sur les riches et les pauvres, disant qu'un pauvre idiot est un idiot, un riche idiot est un riche; pour les délinquants, c'est assez semblable, un vieux politicien du XVI° arrondissement délinquant mis en examen est mis en examen, un jeune banlieusard délinquant mis en examen est un délinquant.


Il y a quinze ou vingt ans, personne n'aurait classé «pédophile» un père ou un oncle incestueux. Pour moi, on avait raison à cette époque. En fait, il y a quinze ou vingt ans, assez peu des personnes actuellement étiquetées pédophiles se seraient vues affublées du terme; le prêtre ou l'instituteur dits aujourd'hui tels, on les aurait désignés «suborneurs d'enfants», ou quelque chose comme ça; les pères incestueux, on les aurait appelés de ce nom; les abuseurs sans lien de famille ou d'autorité avec eux, on les aurait appelés séducteurs, pervers, ou simplement violeurs d'enfants. Étrangement, dans le temps même où la répression des crimes dits sexuels s'accentue, où les coupables sont plus souvent et plus lourdement condamnés, leur désignation est euphémistique: le «pédophile» est un objet vague, qui va de l'amateur de photos «artistiques», comme l'on disait aussi il y a quinze ou vingt ans, au pire des tortionnaires; surtout, c'est une catégorie tout droit venue de la psychiatrie: le violeur d'enfants est d'abord un criminel, accessoirement un «malade mental», pour le pédophile, c'est le contraire. Il y a quinze ou vingt ans, le prêtre suborneur était un sacré salaud qui abusait de son autorité pour faire des ignominies, aujourd'hui, le prêtre pédophile («ami des enfants» en grec…) est un homme en détresse qui ne sait ou ne peut résister à ses pulsions. Coupable, mais non responsable. Ça ne me va pas.

Ça ne me va pas qu'on mette dans le même sac le type pas très net sur le Net mais guère dangereux qui aime les photos de très jeunes gens prenant des poses qui lui semblent suggestives, le parent incestueux, la personne investie d'autorité qui abuse de sa position, le violeur du coin du bois, le «touriste sexuel» et le membre d'un groupe criminel structuré. Ça ne me va pas parce que ce genre de catégories fourre-tout est le meilleur moyen, en reliant des phénomènes incommensurables sous une appellation psychologisante de ne pas trop s'interroger sur les causes sociales.

Presque chaque jour, on a droit dans nos médias à «une nouvelle affaire de pédophilie» dont il sera rendu compte de deux manières stéréotypées: dans le cas d'une affaire singulière mettant en cause une seule personne, ça figurera dans la classe des «cas pathologiques» ou des «monstres»; dans celui où il y aura plusieurs coupables, ce sera sur le mode de la Juiverie internationale — excusez: du Réseau (inter)national des Pédophiles. Dans les deux cas, importe que la société ne soit pas concernée, sinon aux plans policier et judiciaire: l'individu sera considéré «asocial», et le groupe sera réputé «former une société parallèle avec ses propres règles».


Les «déviants»: une catégorie confortable.

Il se trouve que les personnes qu'on désigne un peu hâtivement «asociales» sont le plus souvent «socialement intégrées», à leur niveau et à leur manière. Il se trouve aussi que les personnes considérées former des «sociétés secrètes», censées être hors société ou anti-sociales, sont généralement, pourrait-on dire, «hypersocialisées» ou à tout le moins «supersocialisées». La France actuelle fait partie de ce genre de sociétés qui ont développé un «modèle social» très prégnant, idéal bien plus que réel, dont tous ses membres devraient ressortir. Toutes les personnes qui s'éloignent ou paraissent s'éloigner de ce modèle idéal y sont réputées asociales ou antisociales, «minant le corps de la société» — la Société vue comme une fourmilière… Or, dans l'effectivité des choses, ça ne se passe pas ainsi: individuellement, par groupes ou par, que dire ? Profils sociologiques ?, les membres de la société peuvent développer, et en général développent des comportements sociaux spécifiques individuels, par groupes, collectifs (corporatifs). Rares sont, y compris parmi les individus réputés les moins «socialisés», débiles mentaux, fous, les personnes qui n'ont pas le socle commun minimum de socialisation permettant de dire: cette personne est «normale». Il se trouve que, contrairement à la construction idéale de l'être social, la «normalité» est une réalité à la fois très restreinte — toute personne qui se comporte «comme tout le monde», c'est-à-dire se conforme aux règles minima admissibles signant «la normalité» — et très large — une part importante des comportements particuliers sont jugés acceptables pour autant qu'ils «ne dépassent pas les limites», lesquelles sont assez libérales. Bien sûr, selon les contraintes locales, on peut se retrouver assez vite «en dehors des limites»; la stratégie courante, simple et évidente est de changer de contexte, de manière à se retrouver dans un où ses comportements seront «dans les limites». Finalement, un nombre restreint d'individus, ceux qui n'ont pas l'opportunité de changer de contexte, ceux qui se complaisent à rester dans un contexte où ils sont «anormaux», et ceux qui sont effectivement «anormaux», soit, dont le comportement n'est adapté à aucun contexte social, sont réellement asociaux.

Hors cette frange restreinte, la majeure partie des personnes qui, sans avoir des comportements “inhabituellement répréhensibles”, les délinquants volontaires — braqueurs de banques, voleurs à la tire, cambrioleurs, tueurs à gages — se retrouvent soit l'objet de la vindicte publique, soit l'objet de poursuites pénales ou civiles, sont «normales». Et même parmi les, dirait-on, «délinquants professionnels», en dehors de leurs activités délictueuses ils se comportent en géneral «normalement». Bon, mais c'est quoi, un comportement normal ? Ça me paraît une question…


[1] Cependant, même pour les réputés pédophiles ça peut être une catégorie confortable: comme je le développe plus loin dans le texte, cette catégorie vient de la psychiatrie et de la psychologie, ce qui paradoxalement permet au réputé pédophile de se déresponsabiliser: s'il agit comme il le fait, c'est «parce qu'il est malade», donc «ce n'est pas sa faute»…